L'antiracisme prime sur l'antisexisme
La fondatrice et rédactrice en chef du magazine allemand EMMA lance un pavé dans la mare et réclame un débat sur les femmes face à l’islamisme. Loin du politiquement correct, qui a, selon cette figure historique du féminisme, contribué à la montée des extrémismes.
MARIANNE Durant la dernière nuit de la Saint-Sylvestre, des centaines de femmes ont été sexuellement agressées dans les environs de la gare de Cologne. Votre magazine, EMMA, a collecté des dizaines de témoignages, et livré dès les premiers jours des analyses qui lui ont valu de se faire prendre à partie. Quelles étaient ces analyses, et pourquoi ont-elles suscité le débat ?
Alice Schwarzer : Dès le 4 janvier, c’est-à-dire dès le premier jour où la police et le maire de Cologne ont admis qu’il y avait eu des problèmes durant la nuit de la Saint-Sylvestre, nous avons établi un parallèle avec les événements qui avaient eu lieu quelques années avant sur la place Tahrir, au Caire. En se fondant sur les premiers éléments de l’enquête et, surtout, sur les témoignages qui affluaient par dizaines à la rédaction, nous avons soutenu sur notre site Internet (2) qu’il y avait forcément quelque chose de concerté dans cette agression de masse. Pour nous, il était évident que cette chasse aux femmes n’était pas le fait de centaines d’Arabes next door qui se seraient trouvés là par hasard, mais d’un certain type d’hommes : ceux pour qui la charia est au-dessus de la loi ; et les femmes, au-dessous des hommes. Nous étions persuadées que cela ne pouvait en aucun cas être un hasard si 1 000 à 2 000 hommes – « de physique arabe ou d’Afrique du Nord », pour reprendre ce que disaient les dépositions – s’étaient retrouvés ce soir-là sur cette place si triste, où personne, précisons-le, n’a jamais fêté la Saint-Sylvestre. Pour nous, ils s’y étaient donné rendez-vous, afin de chasser les femmes de l’espace public et de manifester leur pouvoir. Pour avoir écrit cela, nous fûmes immédiatement traités de « racistes » par la presse de gauche et libérale, et pris à partie par certains sur les réseaux sociaux. Mais je pense que c’est le contraire qui est du racisme. C’est-àdire : laisser croire que cette agression serait le fait de « musulmans lambda », et que tous se comportent ainsi avec les femmes.
Que sait-on aujourd’hui précisément de ce qui s’est passé à Cologne cette nuit-là ?
En tout, 596 femmes ont porté plainte pour violences sexuelles. La police a interpellé 83 suspects, parmi lesquels figurent 33 Marocains, 28 Algériens, et trois de nationalité allemande. Les autres viennent du Moyen-Orient, dont trois de Syrie. La totalité des étrangers accusés sont soit des demandeurs d’asile, soit des sans-papiers. Il a fallu neuf semaines après la fameuse nuit de la Saint-Sylvestre pour que le nouveau chef de la police de Cologne, qui a l’air de vouloir être efficace, admette que ces hommes s’étaient effectivement donné rendez-vous à Cologne, et que la plupart arrivaient d’autres villes, voire d’autres pays – la gare de Cologne est très centrale, à moins de deux heures de Bruxelles par exemple. Beaucoup de questions demeurent, cependant. Par exemple : comment se fait-il que les 193 policiers présents sur les lieux cette nuit-là ne soient pas intervenus ? Avaient-ils peur euxmêmes ? Craignaient-ils que la police soit accusée de racisme ? Avaient-ils consigne de ne pas intervenir ? Nous avons appris entre-temps que, depuis 2008, un ordre ministériel de Rhénanie-Westphalie interdit de préciser l’origine d’un malfaiteur, parce que cela serait du racisme. Mais c’est de la folie dans le cas où, justement, cette origine joue un rôle dans l’affaire. Pendant dix heures – de 18 heures à 4 heures –, la place la plus centrale de Cologne fut un territoire hors la loi. Comment cela a-t-il pu être possible ? La ville mène maintenant une enquête mobilisant 130 spécialistes, et le Land a diligenté sa propre investigation. A leur disposition : 300 témoignages, quatre cents heures de vidéos, et 1 600 000 enregistrements téléphoniques. Il paraît que nous aurons les résultats début 2017…
Vous avez suivi avec intérêt le débat qu’a également suscité l’affaire de Cologne en France, entre les différentes tendances du féminisme. Dans nos colonnes, Elisabeth Badinter a par exemple reproché aux « néoféministes » d’avoir laissé tomber les femmes. Y a-t-il des spécificités du débat en France et en Allemagne ou est-il le même trait pour trait ?
Cela se ressemble beaucoup. Et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Dans les années 60-70, parmi les féministes se disant « de gauche », la lutte des classes avait priorité absolue sur la lutte des sexes. Aujourd’hui, pour les mêmes et pour leurs héritières, c’est l’antiracisme qui a priorité sur l’antisexisme. Ces « neoféministes », surtout présentes sur Internet et inspirées par les gender studies américaines, sont mises en avant par certains médias pour discréditer le « vieux » féminisme des pionnières dont je fais partie… Mais, d’après les études des médias, les lectrices d’Emma figurent par exemple parmi les plus jeunes de tous les magazines féminins ! Ces divergences ne relèvent donc pas d’une question générationnelle mais idéologique : pour certaines, les femmes sont toujours la cause secondaire et doivent faire silence devant la cause primaire. C’est un abandon.
En France et en Allemagne, c’est donc la même chose, selon vous…
Pas tout à fait. Je pense que ce relativisme culturel est encore plus fort chez nous. Pour différentes raisons. Le protestantisme joue un rôle, mais aussi notre mauvaise conscience : parce que nous avons causé tant de douleur dans notre histoire récente, nous voulons désormais être irréprochables. Mais cela débouche sur une sorte d’« amour pavlovien de l’étranger », qui n’est en réalité que l’autre face de la haine de l’étranger. En tout cas, « l’autre » reste toujours « l’autre » et fait l’objet d’un deux poids deux mesures. Voilà comment on a laissé se développer au sein même de certaines villes allemandes des sortes de sociétés parallèles où l’on légitime l’oppression de filles et de femmes, puisque tout cela relève d’« une autre culture » que nous devons respecter. Quel recul ! Nous ne voulons pas être ramenées à l’époque d’avant les mouvements d’émancipation des femmes ! Nous ne voulons pas perdre nos droits si durement acquis ! Et, cela va de soi, les femmes musulmanes doivent avoir les mêmes droits que les autres ! Au cours des deux dernières décennies, certains ont tenté de faire passer le féminisme universel pour daté, obsolète. Je ne crois pas qu’il le soit. Et encore moins aujourd’hui, face aux menaces que représente l’islamisme, ce fascisme du XXIe siècle.
Il y a plus de trente ans, votre dénonciation de la théocratie iranienne de Khomeyni vous avait valu de vous faire traiter de raciste. Finalement, en quoi est-ce que les choses ont changé ?
J’étais à Téhéran au printemps 1979, quelques semaines après la prise de pouvoir de Khomeyni, où, en effet, j’ai pu voir ce que l’islamisme promettait, et pas seulement aux femmes. Depuis, Emma n’a cessé de suivre et de commenter toutes les étapes de la montée en puissance de l’islam politisé : l’Afghanistan, la Tchétchénie, l’Algérie, et maintenant Cologne, ou Paris, ou Bruxelles. Déjà, dans les années 80, certains avaient tenté de m’intimider en me traitant de « raciste » ou d’« amie du shah ». Cela continue aujourd’hui… Et c’est irresponsable. Car, de l’autre côté, nous assistons, surtout depuis l’affaire de Cologne, à une montée du vrai racisme en Allemagne. Et la droite populiste en profite : le nouveau parti, l’AfD (Alternative für Deutschland), a obtenu 12 % des suffrages dans l’Ouest et 24 % dans l’Est aux élections régionales de mars. A mon avis, l’AfD n’existerait même pas si les autres formations politiques, de droite comme de gauche, n’avaient pas nié les problèmes liés à l’islamisme depuis un quart de siècle. Idem pour les médias ! On a laissé le monopole du malaise du peuple sur ce problème à la droite agitée. Et, maintenant, on se plaint du peuple. C’est tragique.