L’Allemande tout feu tout femmes
Cette femme est un lobby à elle seule. Sans mandat électif, presque sans argent, à la tête d’une minuscule équipe, Alice Schwarzer parvient régulièrement à imposer ses idées au coeur du débat public allemand. Depuis plus de quarante ans, elle est la porte-parole autoproclamée du mouvement féministe allemand. Son dernier coup d’éclat ? La remise en cause de la législation libérale qui, en Allemagne, réglemente la prostitution. Un courriel envoyé début octobre lui a suffi pour recueillir en quelques jours plusieurs dizaines de signatures de personnalités demandant l’encadrement « à court terme » puis l’interdiction « à long terme » de la prostitution en Allemagne. Parmi les signataires, des artistes, des intellectuels et des responsables politiques de la CDU (l’Union chrétiennedémocrate) mais aussi du SPD (Parti social-démocrate).
Cet appel consiste pourtant à prendre l’exact contre-pied de la loi votée en 2002 par les Verts et les sociauxdémocrates banalisant le sexe tarifé. En un mois, plus de 3 000 personnes ont répondu à l’appel. Alice Schwarzer a publié un livre dans la foulée, Prostitution, ein Deutscher skandal (« Prostitution, un scandale allemand »), organisé une grande soirée–débat à Berlin le 14 novembre. Voilà les partis politiques obligés de se positionner. Résultat : la prostitution ne sera pas interdite mais vraisemblablement davantage réglementée.
Alice Schwarzer, aujourd’hui 70 ans, a fait ses armes en France dans les années 1960 et 1970 où elle a participé à la création du MLF (Mouvement de libération des femmes). En 1971, s’inspirant du manifeste dit des « 343 salopes », ces Françaises ayant reconnu dans le Nouvel Observateur avoir avorté et réclamant le droit à la contraception, elle fait paraître deux mois plus tard dans le magazine Stern un manifeste comparable signé par 374 Allemandes. La publication en 1975 de La Petite Différence et ses grandes conséquences – un livre sur le pouvoir qu’exercent, selon elle, les hommes sur les femmes grâce à l’hétérosexualité – puis le lancement du magazine Emma en 1977 achèvent d’asseoir son emprise intellectuelle.
evidemment, sa célébrité et sa radicalité ne lui valent pas que des amis. Dès les années 1980, elle se met à dos les Verts en critiquant – avec une rare clairvoyance – l’influence de réseaux pédophiles au sein de cette mouvance libertaire. Défenseure infatigable des droits des homosexuels, elle est la première à refuser tout parallèle avec la pédophilie. Pour Alice Schwarzer, la pédophilie n’est pas une forme de relation sexuelle comme les autres, contrairement à ce que prétendent certains soixante-huitards. Vingt ans plus tard, elle s’oppose de nouveau aux Verts quand, au nom de la liberté, ils entendent banaliser la prostitution.
Politiquement, Alice Schwarzer est inclassable. Relativement proche d’Angela Merkel mais extrêmement critique à l’égard de la jeune ministre de la famille Kristina Schröder, elle aura été l’une des rares à s’inquiéter dès le début du « printemps arabe » du sort des femmes dans les révolutions en cours. Son influence en énerve plus d’un(e). Dans un essai paru en 2012, Alice au pays de personne, l’historienne Miriam Gebhardt explique « comment le mouvement féministe allemand a perdu les femmes ». Pour elle, Alice Schwarzer est peut-être la digne héritière de Simone de Beauvoir, dont elle fut proche lors de ses années françaises, mais elle passe à côté des problèmes actuels de la femme allemande. De fait, contrairement à ce que pourraient laisser penser la présence d’une femme à la chancellerie et l’omniprésence d’Alice Schwarzer dans les médias, la situation des Allemandes dans la société n’est pas particulièrement enviable. Il leur est notamment toujours aussi difficile de concilier vie familiale et vie professionnelle et, lorsqu’elles travaillent, leur rémunération est en moyenne inférieure de 22 % à celle de leurs collègues masculins. Un constat qui incite Alice Schwarzer à considérer que sa mission demeure indispensable.